Le Prince Don Fabrizio Salina incarne une des plus vieilles familles aristocratiques siciliennes. Une famille au passé glorieux qui, en cette année 1860 - prélude des soubresauts de l’unité italienne - s’assoupit doucement sur son héritage, sous l’écrasant soleil sicilien. Le débarquement de Garibaldi va ébranler l’ordre établi. Cultivé, libéral de cœur, le prince entend néanmoins rester fidèle aux valeurs familiales, notamment l’attachement à la monarchie des Bourbons, alors que son neveu Tancrède s’engage avec fougue dans le camp des révolutionnaires. Mais le Prince est lucide quant au naufrage imminent du monde ancien, sous les coups du suffrage universel, des réformes fiscales et agraires, etc. Face à ces changements inéluctables, il choisit de privilégier l’essentiel à ses yeux, la perpétuation de la famille, en acceptant le mariage de son neveu avec Angelica Sedara, la fille d’un bourgeois parvenu et richissime issu de la nouvelle société.
On ne présente plus ce monument de la littérature italienne, lu il y a longtemps mais dont je voulais vous parler aujourd’hui. C’est à la fois une belle fresque historique sur l’Italie en pleine mutation politique, sur le cas particulier de la Sicile, et aussi une peinture sociale très fine qui témoigne du déclin d’une aristocratie millénaire arc-boutée sur ses acquis et ses préjugés. Face à elle, une bourgeoisie riche, travailleuse, avide d’exercer le pouvoir au grand jour.
Le Prince Salina est un personnage ambigu. Il se situe à mi-chemin entre ce monde nouveau, symbolisé par Tancrède, sa future femme Angelica et le père arriviste de celle-ci, et le monde ancien, incarné par l’épouse du Prince et par sa fille Concetta, réservée, élevée de façon traditionnelle, et qui se consume d’un amour vain pour le flamboyant Tancrède. Le prince est un homme aux idées politiques éclairées, il soutient l’unité italienne par idéal, mais la refuse aussi par atavisme, par fidélité aux siens dont les privilèges vont être supprimés. Il comprend à temps que, dans cette accélération de l’histoire, seule l’alliance avec la bourgeoisie d’argent sauvera ce qui peut l’être, et encourage un mariage qui ruine les espoirs de sa propre fille. Un choix qui l’isole un peu plus.
Une belle œuvre foisonnante, qui mêle la fièvre et l'exaltation politique à la douceur de vivre, la nostalgie et l’ironie légère, un très bon moment de lecture.
Ce roman a fait l’objet d’une adaptation au cinéma bien connue et que je trouve magistrale (Il Gattopardo, 1963). Alain Delon et Claudia Cardinale y incarnent Tancrède et Angelica. Le prince est interprété par Burt Lancaster, qui a tenu là un de ses plus grands rôles. Il interprète à la perfection ce personnage plein de gravité et d’humour à la fois. Quant à la reconstitution historique réalisée par Luchino Visconti, elle est tout simplement grandiose ! Ce film lui a d'ailleurs valu la Palme d’Or au Festival de Cannes.
Le Guépard, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Editions Points Seuil, mai 2007, 294 pages.